COUVENTS LAIQUES OU SEMINAIRES ROUGES ? Après hésitation, Jules Ferry avait opté pour l'internat obligatoire des élèves-maîtres. Le régime qui subsistera jusqu'aux années 1960 était très strict : lever matinal, étude avant le petit déjeuner, en fin d'aprèsmidi après les cours et le soir après dîner ; pour limiter le nombre des "domestiques", l'entretien courant des locaux est effectué par les élèves ; les sorties sont très limitées et encadrées. Jusqu'en 1920 le port de l'uniforme reste obligatoire. A Clermont, au début du XXème siècle, élèves-maîtres et élèves-maîtresses ne partaient pas en vacances le même jour afin qu'ils ne puissent pas se rencontrer à la gare. Léon Frapié, dans "La Maternelle", et Pauline Kergomard ont également stigmatisé la réclusion dans laquelle étaient tenues les futures institutrices, la suspicion avec laquelle leur "conduite" était surveillée. Jean Anglade rapporte, dans "Le tour du doigt" qu'en 1919 des normaliens, dont la scolarité avait été interrompue par leur mobilisation, se voyaient au retour du front traités avec la même hauteur que des gamins. Et dans les années 1970 telle directrice d'E.N. du Poitou choisissait les logeuses de ses élèves de formation professionnelle externées faute de place et les chargeait d'appliquer à leurs locataires le régime de sortie des internes ! Couvents à coup sûr ; laïques ? A l'origine, "l'éducation morale et religieuse" constitue le premier volet du programme des écoles normales comme des écoles primaires ; certes la religion en cause est un déisme très vague ; il n'empêche : le programme du 27 juillet 1882 enjoint à l'instituteur "d'associer étroitement dans l'esprit des enfants, à l'idée de Cause première et de l'Etre parfait, un sentiment de respect et de vénération" et ces recommandations ne seront que modérément amendées en 1923. Mais plus que les instructions c'est l'usage qu'on en fait qui importe. Or les années d'avant 1914 ont été celles d'une lutte ardente entre républicains de progrès et conservateurs que le clergé appuyait, par exemple à propos de l'affaire Dreyfus et bien sûr dans la discussion des lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat. Les termes de l'arrêté du 4 août 1905, pris en pleine tourmente, sont sans ambigüité : "la fonction essentielle de nos écoles normales consiste moins à préparer des brevetés qu'à former les futurs éducateurs de la démocratie." Les instituteurs n'ont donc pu, comme on leur en fait crédit, enraciner la République qu'en s'opposant dans les villages aux représentants du clergé. Thiers l'avait prédit qui, en 1848, s'oppose au projet Carnot parce que "c'est l'introduction de 37 000 communistes et socialistes anti-curés dans les communes." Cependant dans les écoles normales les élèves croyants ont toujours eu la possibilité de pratiquer leur religion. Certes au congrès de 1930 de la Ligue de l'Enseignement Marceau Pivert avait dénoncé un mouvement, qui prit le nom de "Davidées" en référence au prénom d'une héroïne du très clérical romancier René Bazin, créé en 1916 par Marie Silve, une toute jeune institutrice publique des Hautes-Alpes pour réunir dans des conférences et des "retraites" des collègues catholiques pratiquantes (3). Mais au Palais-Bourbon Edouard Herriot, radical-socialiste, avait fait observer que "la laïcité n'est pas un dogme" et qu'il convenait de préserver pour tous liberté de croyance et liberté de culte. Les écoles normales ont-elles été des nids de révolutionnaires ? Certes, formés aussi, y compris par des exercices militaires, à préparer la revanche contre la Prusse, les élèves-instituteurs ont commencé à être gagnés par un certain pacifisme : en 1905 la dispense de service militaire dont ils bénéficiaient en échange de leur engagement décennal est en effet supprimée. Et ce pacifisme a fait de sérieux progrès dans leurs rangs quand, des 35 000 instituteurs mobilisés, 8000 eurent été victimes de la première boucherie du XXème siècle. Il n'y eut pourtant dans leurs rangs ni insoumis ni déserteurs lorsque, un quart de siècle plus tard, l'Histoire repassa les plats ; il y eut en revanche bon nombre de résistants qui donnèrent leurs vies à la patrie et leurs noms à quelques-unes de nos rues. Le mouvement syndical enseignant qui, d'abord interdit, se structure au début du XXème siècle avait pénétré par sa presse dans les écoles normales dès avant les années 30. Apparaissent même des tentatives d'organisation, illégales bien sûr (le droit syndical ne pouvait être reconnu à des mineurs boursiers de l'Etat) et entraînent des sanctions. La tendance se renforcera après 1945 ; les dirigeants départementaux du S.N.I. y veillent, qui ont pour antennes leurs anciens élèves, et ceux de quatrième année, fonctionnaires-stagiaires, paient leur cotisation et lisent librement "l'Ecole Libératrice". Dans cette période la S.F.I.O., parfois le P.S.U., ont plus d'influence dans les E.N.que le Parti Communiste qui compte quand même dans ses rangs, à la fin des années 1960, quatre directeurs d'écoles normales … sur 150. Il est vrai que, après 1968, qui vit souvent professeurs et élèves défiler ensemble, Lutte Ouvrière effectue une percée importante dans un certain nombre d'écoles normales, surtout de la Région Parisienne. Mais par-delà ces péripéties les prétendus séminaires rouges ont été le plus souvent teintés de rose. Ils ont été surtout imprégnés d'une fraternité laïque, fruit d'influences convergentes. La vie en commun, "les filiations pédagogiques", les traditions avec leurs rituels, parfois stupides mais parfois sympathiques, créaient cette solidarité que l'on appelait "l'esprit de promo". Les affinités individuelles, la participation aux activités sportives, parfois musicales ou théâtrales en élargissaient le cadre : on était fier d'être "de la Norme". C'est qu'on savait ce qu'on lui devait, et ce qu'on devait aux fondateurs de la République dont les formateurs nous transmettaient les leçons. Le stage d'initiation à l'encadrement des activités éducatives, la participation – même obligatoire – au fonctionnement des "patronages laïques" donnaient l'occasion de côtoyer des cadres des mouvements Iaïques. A la fin des années 80 il fut fait état, à l'Assemblée Générale de la F.A.L., du faible engagement militant des dernières promotions d'instituteurs. Le signataire de ces lignes fit observer qu'il était moins facile d'inculquer les valeurs qui sont les nôtres à des adultes ayant déjà des engagements idéologiques, associatifs, parfois des expériences professionnelles et des responsabilités familiales, qu'à des adolescents émerveillés du bonheur qu'ils avaient d'être admis à devenir plus tard les égaux de maîtres qu'ils révéraient. Et d'ajouter "Ce n'est plus l'école normale, c'est l'université qu'il faut maintenant investir." Le conseil est peut-être toujours pertinent. Mais, disait un grand homme : "Vaste programme !" Bernard Gilliet (1) Une bonne part du contenu de cet article est empruntée à l'ouvrage collectif publié en 1994 aux éditions "L'Harmattan" sous un titre prémonitoire : "Feu les écoles normales (et les IUFM ?)". (2) Olivier Bonnet : "L'école normale d'instituteurs de Clermont de 1831 à 1900" (Cle